Largement popularisée par Jean-Jacques Goldman – « si j’avais été Allemand » – l’Uchronie est un dispositif intellectuel qui consiste à imaginer le monde tel qu’il aurait pu être. Le principe n’est pas neuf mais comme le rappelle Emmanuel Carrère dans le traité qu’il consacra jadis à cette discipline : « entre Uchon (Saône-et-Loire) et Uckange (études historiques), il n’y a rien. (…) Il devrait pourtant y avoir le mot Uchronie, désignant l’histoire de ce qui aurait pu se passer et ne s’est pas passé. » Et bien c’est pareil avec l’Alchronie, discipline qui tente de concevoir le monde tel qu’il aurait pu être sans l’alcool.
Au commencement était le Verre.
Dans les religions dites du livre, pour croire, il faut boire les paroles qu’on nous sert. C’est très net dans la Bible où les miracles jouent un rôle prépondérant – il faut donc souscrire à l’incroyable pour croire.
Passons sur l’Immaculée Conception – qui peut être relue comme un simple black out consécutif à une soirée trop arrosée. On sait que Jésus fréquentait les bordels de Césarée, alors pourquoi sa mère n’aurait-elle pas un soir d’ivresse, cédé aux avances d’un légionnaire de passage, pour ensuite inventer un gros mensonge afin de cacher à son mari les conséquences de son infidélité ?
Mais concentrons nous plutôt sur la transsubstantiation, épisode fort célèbre qui illustre parfaitement notre paradigme. Que serait le Christianisme sans le vin ? Si Jésus avait disons, changé l’eau en jus de grenade lors des noces de Cana ? Les vocations à la prêtrise en auraient été sérieusement impactées et Christine Boutin n’aurait jamais fait de politique. Quant à Paul, qui conseillait à tout le monde de boire du vin pour se faciliter la digestion (Timothée 5, 23), gageons qu’il n’aurait pas exécuté son travail de VRP avec le même panache. C’est toute la base du mouvement donc, qui aurait été affaiblie.
Alchronie
Pour s’en convaincre, il suffit d’imaginer Jean racontant l’épisode après la promulgation par Ponce Pilate d’un décret de prohibition : « Ils n’ont plus de jus de grenade » – c’est la mère de Jésus qui parle – « or il y avait là six jarres de pierre (…) Jésus dit aux serviteurs, remplissez d’eau ces jarres et portez-en au maître d’hôtel ». – Normalement c’est là que le maître d’hôtel s’aperçoit que c’est du vin et annonce aux invités qu’ils vont pouvoir continuer à picher gaiement. On connaît la suite : gros succès populaire pour Jésus ; ce qui fait dire à Jean : « Tel fut le commencement des signes de Jésus ; c’était à Cana de Galilée. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui » (Jean 2, 1-11).
Mais là, avec du jus de grenade on fait quoi ? Il n’y avait pas encore assez de Russes en Israël pour qu’on puisse trouver de la vodka et préparer des Cape Cod, on comprend donc que sans l’alcool, l’histoire fût restée banale et Jésus rendu au rang de simple commensal en lieu et place de celui de bartender providentiel qui lui valut la célébrité que l'on sait. Fin de l’histoire.
Marx et Freud
On a vu l’importance que joua l’alcool dans la carrière de Jésus, il en va de même pour deux autres Pères Fondateurs.
On ne sait pas si Karl était saoûl quand il écrivit le Manifeste mais on sait par sa correspondance intime que Freidriech lui envoyait souvent des caisses de vin et de sherry afin de le soutenir dans son ouvrage. Son premier biographe relate même des discussions où les ressorts intellectuels de la casuistique du Maître lui apparurent comme devant beaucoup à la témérité que lui donnait l’alcool. On peut donc imaginer que sans l’appui dont a bénéficié Le Grand Penseur de la part de son ami industriel – qui était donc moins financier qu’alcoolique – sa pensée n’aurait pas pu se développer comme elle le fit. Il n’en faut pas plus pour conclure que sans la gnôle le communisme n’aurait jamais existé. (#JeanLucMélenchon).
Et c’est peut-être pareil pour la psychanalyse. On se rappelle les mots de Freud à propos de son roman-totem Les Frères Karamazov : « Le roman le plus important qu’on ait jamais écrit ». Il faut donc relire Dostoïevski – car si on écoute nos semblables, personne ne lit jamais Dostoïevski, tout le monde relit mais bref…
On peut donc se plonger dans ce chef-d’œuvre en se posant la question suivante : que se serait-il passé si Fiodor Pavlovitch Karamazov n’avait pas été porté sur la picole ? C’est simple, ce petit hobereau de district se serait bien occupé de ses enfants et aucun d’entre eux n’aurait eu envie de le tuer. Pire ! Son premier mariage aurait tenu le coup et les deux frères suivants n’auraient pas vus le jour. Dmitri l’aurait aidé au domaine, en aurait hérité en temps et heure et n’aurait jamais nourri à l’encontre de son père les sentiments qui permirent plus tard à Sigmund de développer ses thèses. Ivan et Alexéi, n’auraient donc pas existé. Alors certes, le petit Aliocha a des allures d’illuminé mystique mais sans sa volonté farouche d’absoudre les crimes de son père en menant une vie d’ascèse dans le monastère local auprès du starets Zosime, le roman perd tout son sens. Et la littérature perd un personnage prodigieux. C’est tout un pan du patrimoine de l’Humanité que sauve donc l’alcool en permettant à Dostoïevski de concevoir son personnage principal et par là, son œuvre.
On pourrait continuer à loisir, se demander par exemple si Hemingway aurait obtenu le Prix Nobel de Littérature s’il avait écrit à propos de sa vie quotidienne à La Havane : « Mon jus de tomate à la Bodeguita et ma verveine au Floridita ». Les études de cas sont nombreuses qui mériteraient l'ouverture d'une chaire en Sorbonne.
Notons enfin que le principe n’est pas limitatif et que l’Alchronie permet aussi de relire les œuvres plus sobres en imaginant ce que l’alcool aurait changé. Là encore le résultat peut s’avérer spectaculaire. Imaginons par exemple ce qu’il serait advenu de La Recherche si Swann avait été trop bourré pour se rappeler du rêve dans lequel il voit pour la première fois Odette sous son vrai jour. Il n’en aurait jamais fondé cette conclusion célèbre : « Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »; et là, c’est toute la Cathédrale proustienne qui s’effondre.
Au même titre que l’inscription de l’Uchronie dans le dictionnaire, l’Alchronie devrait occuper une place à part entière dans l'histoire de l'art afin de redonner à l'alcool la place qu'il mérite dans les mouvements esthétiques. Dont acte.
Et à propos d’Engels, n’oublions pas qu’il répondait, quand on lui demandait sa définition du bonheur : « Un Château Margaux 1848 » <3
Alors on peut dire que les apparatchik du Parti ont respecté la ligne générale