James Ellroy, Ici l'ombre

"Jusqu'à vingt-neuf ans je n'ai fait que boire et lire des romans policiers". Cette confession, que l'on croirait issue d'un Saint Augustin apocryphe, est en fait un aveu de James Ellroy – qui depuis lors est au régime sec et écrit lui-même les romans policiers. Comme l'Évêque d'Hippone après sa garden party milanaise, James Ellroy a donc cessé sa vie de débauche pour mieux la décrire dans ses livres. Et Los Angeles devint la cité des hommes. Mais le Maître connaît son affaire et ce roman, Perfidia, est peut-être l'un des plus imbibés qu'il nous ait livrés. Une bonne occasion donc de siroter un verre de Hiram Walker Ten en lisant les 829 pages de ce nouveau volet du Magna Opus.

 

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James Ellroy, Perfidia, Rivages 2015, 835 p.

 

On prend les mêmes et on commence

En marge des Dudley Smith, Lee Blanchard ou Bucky Bleichert, qui reprennent du service quatre ans avant Le Dalhia Noir, déboulent au premier plan d'anciens personnages secondaires qui ne lésinent pas sur la tisane. Et en particulier, le Capitaine William H. Parker, Whiskey Bill pour les intimes, qui traverse les vingt trois jours du roman entre sevrage et rechutes. 

Personnage réel, William Parker est chargé de l'enquête sur le meurtre d'une famille japonaise. Autant dire qu'au moment de Pearl Harbor, trouver qui a mis les coups de sabre fatals aux Watanabe n'est pas l'activité la plus reposante pour un type en plein sevrage. Surtout lorsqu'on découvre un poste radio clandestin dans le grenier familial. Il ne faut donc pas longtemps à William H. Parker pour rompre la Promesse. Sous le regard omniscient et scrutateur de Dudley "Dudster" Smith qui carbure au café-benzédrine, Whiskey Bill lutte contre ses vieux démons.

Ellroy projette sur Parker sa propre mystique : "Parker prie. Il demande à Dieu de lui donner le courage de ne pas boire ce soir." Dieu et la gnôle sont les deux faces de la même échappatoire. La tension monte au même rythme que le manque. "Il est à cran. Son besoin d'alcool le harcèle". 

C'est que Parker sent que quelque chose ne tourne pas rond dans ce meurtre et que le Duster a d'autres projets que la simple résolution du crime. Perfidia n'est donc pas un simple prequel comme aurait aimé le fabriquer Hollywood, c'est avant tout le roman crépusculaire d'un homme qui lutte pour ne pas sombrer dans une ville qui plonge dans le black out.  

 

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William H Parker, "le vrai", (1905-1966)

 

C'est ce qu'on se dit quand Whisky Bill en vient à débarquer chez Kay Lake, l'ensorceleuse du Dalhia Noir. Et il faut dire qu'elle n'a rien perdu de son intelligence ni de ce charme que l'on qualifierait volontiers de magnétique si nous n'étions pas dans un roman de James Ellroy. Jugez-en plutôt : 

"– Dites-moi comment vous avez su que je ne buvais pas d'alcool. 

– J'ai assisté au banquet de Pâques donné par le maire en l'honneur de l'archevêque Cantwell. Il y avait un bar gratuit. Vous avez hésité entre une sélection d'alcools divers et le plateau des boissons non alcoolisées. En fin de compte, vous avez pris une eau gazeuse. Vous aviez l'air à la fois déçu et soulagé."

Scène cruciale car Parker est là pour proposer à Lake de devenir son indic'. Pas besoin d'avoir fait l'école de police pour savoir que toute tentative de manipulation nécessite un petit ascendant psychologique. Et là, ça commence mal pour Whiky Bill qui "en pique une suée". 

Mais la scène revêt aussi un sens plus souterrain que l'on comprend par la suite. Parker n'est pas tant mal à l'aise parce que cette femme a percé à jour son addiction mais plutôt parce qu'elle ne lui offre pas l'occasion d'y replonger. 

Le meurtre des Watanabe, Pearl Harbor, la solitude, tout est réuni pour permettre à Bill de replonger. Quand il n'y a plus d'espoir, le monde devient plus vivable. A quoi bon lutter si l'on est aux portes de l'enfer ? Il a envie de s'engager dans l'armée, de partir combattre dans le Pacifique. Et cette fuite commence évidemment par une rechute. Et on sent qu'il l'espère définitive. 

Mais non, Kay Lake trinque à l'eau gazeuse et ne lui tend pas le piège dans lequel il a tellement envie de tomber. 

D'autres lui offrirons l'occasion et Whisky Bill va passer quelques jours brumeux, entre rafles à Little Tokyo, falsifications et détournements. Los Angeles tombe dans la nuit. Le long de la côte on éteint toutes les lumières et William Parker sombre. 

Il faudra l'intelligence lumineuse de Ashida, le dernier japonais encore en liberté et petit génie du LAPD mais aussi le mystère de Kay Lake pour le faire sortir du précipice. 

 

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En décembre 1941, l'ambiance n'est pas au beau fixe à Los Angeles

 

Le temps retrouvé

Dès lors, on ne compte plus les jours depuis Pearl Harbor mais depuis que Bill est redevenu William. On égrène les heures sans boire, on a soif pour lui. La première nuit est la plus dure. Ses fringues puent la gnôle, tout le monde boit, on débouche même du Macallan 22 – à ce sujet, quand on sait le sens du détail de James Ellroy, on aimerait qu'il nous en dise un peu plus de cette bouteille de la distillerie de Craigellachie qui doit dater de 1919. Si Ellroy en a vraiment bu c'est qu'il est millionnaire. Mais en fait il est certainement millionnaire. Enfin bref...

Le rythme du roman devient encore plus haletant. A chaque page on se dit que Parker va craquer. Ellroy use des surnoms à la manière d'un roman russe, quand Buzz Meeks donne du Whisky Bill on se dit qu'il va craquer mais quand Kay l'appelle William, on sent qu'il y a peut-être un espoir au fond de tout ça. 

Et c'est tout le génie de James Ellroy. Certes le livre brille comme toujours par sa construction, sa profusion de personnages, son style et sa documentation. C'est déjà pas mal, on s'en contenterait. Mais Ellroy a ce supplément d'âme qui fait la différence. Sous la couche épaisse de violence, de drogue, d'alcool et de manipulation, derrière les troubles projets de Dudley Smith, il y a toujours une lumière qui pointe et qui finit par briller. Attention, on ne parle pas de happy end, mais la dernière phrase du roman est autrement plus prometteuse que les premières. 

Avec ce nouveau volet, l'oeuvre de James Ellroy prend encore une nouvelle dimension. Son projet de former un nouveau Quatuor pour compléter les sept précédents romans, s'il aboutit, constituera un témoignage unique sur la mythologie de l'Amérique et le principal moteur de son histoire, le duel immuable "entre l'opportunisme et les principes moraux".

 

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