L'alcool occupe une place importante dans la littérature. Certes parce qu'il a été souvent, pour les écrivains le viatique indispensable à l'accomplissement de destins complexes mais aussi parce que l'auteur, quand il s'y connaît, distille les alcools avec la même habileté qu'il dirige ses personnages. Sous la plume des plus grands, l'alcool quitte son rôle de faire valoir pour devenir le philtre par lequel les lecteurs accèdent à des sensations non-écrites. Certains livres, quand on les ouvre, exhalent les parfums oubliés des alcools qu'on y boit.
C'est le cas par exemple du chef-d'oeuvre de James Salter Un bonheur parfait (Light years en V.0.), récit mélancolique à la beauté triste où à côté des deux personnages principaux, Nedra et Viri, cohabite un autre protagoniste, le San Raphael. L'onomastique joue un rôle important car les deux héros déstabilisent le lecteur avec leur prénoms bizarres. C'est une trouvaille intéressante car elle crée un climat curieux, où flotte un mystère diffus. Et cette boisson inconnue qu'ils dégustent quand ils sont tous les deux, le San Raphael, continue de nimber l'ambiance d'un voile opaque. Qu'est-ce donc ? se demande-t-on. Un cocktail ? Un vermouth ? Une ville d'eau ?
Les lecteurs Français, sentent vibrer la fibre nationale et, subodorant que le traducteur a laissé le mot anglais, imaginent que les deux très chics personnages trinquent au Saint Raphaël, une spécialité bien de chez nous qui fleure bon les plantes aromatiques.
Mais ce serait faire une lecture bien rapide de ce récit dont la beauté réside dans les détails. Par exemple ici : "Elle rayonnait d'une étrange allégresse. Un San Raphael était posé à côté d'elle. Elle leva les yeux. "Tu en veux un ?
- Je boirai quelques gorgées du tien. Non j'en prendrais bien un verre après tout."
Elle paraissait calme, confiante; elle ne savait rien, il en était certain. Elle partit préparer le cocktail. Il se sentit soulagé."
Il s'agit donc bien d'un cocktail. Mais le plus important est ailleurs. "Soulagé" de quoi ? A première vue, l'homme adultère – et oui, Viri vient de succomber aux charmes dévastateurs de Kaya, jeune beauté rencontrée plus tôt dans un vernissage – est heureux de n'être encore pas démasqué. On suppose ainsi qu'il est content de pouvoir continuer de flotter tranquillement dans le mensonge et accessoirement dans le bonheur conjugal – ce qui chez Salter est la même chose. Le San Raphael est alors élevé au rang de refuge, de lieu dans lequel réside encore l'amour qui le lie à Nedra. Quelques pages plus loin, ce sentiment est confirmé.
"J'adore le goût du San Raphael dit-elle.
- Moi aussi acquiesça Jivan. C'est bizarre, vous êtes les seules personnes à en boire, à ma connaissance.
-C'est notre apéritif préféré."
Ce que nous pensions est donc confirmé. A un bémol près cependant, l'apparition dans cette discussion d'un troisième personnage, Jivan. C'est lui qui met en lumière le fait que ce cocktail est une des singularités de ce couple que tout le monde admire et envie. En leur signalant à quel point dans son esprit – et celui des autres –, le San Raphael est devenu une métonymie du bonheur conjugal, il rappelle à Viri et Nedra à quel point ils sont liés.
Mais c'est aussi une façon de s'excuser en un trope à destination de Viri, d'avoir pris l'habitude depuis quelques mois de baiser sa femme – Jivan est déménageur. Tout le drame du livre est ici résumé, un chassé croisé de culpabilités diffuses qu'aucun ne mesure pleinement et ne peut par conséquent tenter de résoudre. Tout est troublé, non par le mensonge mais par l'énergie désespérée que déploient les personnages pour sauver les apparences. On mesure donc l'importance de ce cocktail dans l'oeuvre de James Salter.
Ainsi, si vous voulez vous replonger dans l'ambiance de ce texte magnifique, je ne saurais trop vous conseiller de procéder comme suit :
Dans un verre type martini :
-Déposez les glaçons
-Ajoutez une mesure de Picon (oui oui...)
-Une mesure de vermouth doux
-Trois mesures de vin blanc - plutôt sec
-Exprimez enfin un zeste de citron que vous laisserez ensuite flotter à la surface.
Et n'oubliez pas de trinquer à la santé de James Salter !
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