Romain Ternaux, l'ivresse de pouvoir.

La première fois qu'une distillerie nous a envoyé un échantillon pour qu'on donne notre avis sur un de leurs whiskys, on était tellement excités qu'on a attendu longtemps avant d'ouvrir la bouteille. C'était un Ardbeg, pas terrible au demeurant, mais bien emballé avec un joli coffret et des pièces en fer ornées de mystérieuses inscriptions en gaélique. C'était chic, on avait l'impression d'être arrivés.

Mais la vie semble vraiment être ce que nous en disent les livres, un éternel recommencement. Aussi, bien que depuis cette date de l'eau – et de la gnôle – est passée sous les ponts, j'ai été tout aussi touché cet été qu'un écrivain m'envoie son livre à la suite d'une discussion dans laquelle il m'expliquait prendre du plaisir à lire mes articles. Il pensait que son roman, pouvait me plaire et il utilisa pour me séduire un argument imparable, son récit débutait dans un bar. Un incipit pareil correspond en effet à mes recherches. Quelques jours plus tard, un livre arrivait chez moi et Amazon n'y était pour rien. Comme la première fois, j'ai un peu trainé, lu d'autres trucs, suivi la rentrée littéraire, au lieu de me pencher avec concentration sur le premier livre qu'un auteur m'envoyait. Entre temps, c'est vrai, j'avais reçu beaucoup d'échantillons de whisky et, c'est vrai aussi, on ne peut pas tout faire. Mais il fallait que je m'acquitte d'une dette car soumettre son livre à quelqu'un n'est pas un acte anodin – sauf si l'on s'appelle Éric Zemmour ou Valérie Trieweiler. Alors la semaine dernière j'ai bu pour le plaisir et lu pour whiskyleaks.fr. Le monde à l'envers quoi.

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Ternaux R., Croisade Apocalyptique, DUB Éditions 2014, 221p., 12€.

Croisade Apocalyptique est le premier roman de Romain Ternaux et on peut dire que le titre est bien choisi. Tout commence quand le Narrateur, dont on n'apprendra jamais le nom, se fait virer de chez sa mère – si on ajoute à cela, la citation de Céline qui ouvre le chapitre, on se dit qu'il y a peut-être quelque chose en lien avec ce pauvre Marcel qui ne parvient jamais vraiment à quitter  sa mère. Mais j'extrapole certainement.

Après, c'est la sarabande. Dès la cinquième ligne il pleut des tessons de bouteilles de vodka, le héros se réfugie dans un bar, se fait virer, rencontre un type qui va rapidement perdre une jambe et commence à boire à un rythme que ne renierait pas Gérard Depardieu dans un long courrier transatlantique. Romain Ternaux avait raison, son roman entre bien dans le paradigme de cette rubrique – il n'a pas utilisé l'alcool comme un simple argument de style.

Le livre est écrit comme on prend une cuite. Un verre en appelle un autre, à chaque fois c'est le dernier mais on repasse commande. Obsédé par Marx – dont il donne une exégèse toute personnelle – le Croisé va successivement tenter de fomenter une révolution en Inde, à Los Angeles et à Paris, trois lieux dans lesquels il trimballe un malaise et un alcoolisme qui n'éteignent jamais sa soif de révolution.

En lisant je me disais que ce qui fait la qualité et le sens d'un premier roman c'est la spontanéité et l'enthousiasme. Dans la frénésie de ce récit, il y a de cela et c'est à mon sens la réussite de Romain Ternaux qui parvient à mettre en lumière l'inanité des engagements de jeunesse en filant une métaphore violente et terriblement désabusée.

Croisade Apocalyptique est un roman très référencé, Céline, Fante, Kerouac et Baudelaire ouvrent les chapitres et planent sur le livre de leurs ombres paternelles. C'est à la fois un gage de qualité et un patronage lourd à honorer mais Romain Ternaux est, je crois, dans la tonalité qui sied à l'éthylo-littérature, genre dans lequel les imposteurs sont aussi vite identifiés qu'un buveur de Perrier dans un bar digne de ce nom. Mais pour être certain de cela, il me fallait pousser plus loin l'enquête. J'ai donc posé quelques questions à Romain Ternaux en tentant de ne pas m'inspirer de l'interview de Patrick Modiano avec laquelle David Pujadas orna la dernière minute de son journal télévisé. Romain Ternaux s'est prêté avec spontanéité et diligence à cet exercice, que l'on  devine périlleux pour les hommes de lettres, plus enclins on le sait bien à s'exprimer dans le silence de leur table de travail – Pujadas sors de ce corps !

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Romain Ternaux a accepté de nous livrer le tiercé de ses mauvais whiskies favoris !

Était-il important que votre personnage principal soit quasiment tout le temps bourré ?

Absolument ! C'est parce qu'il est tout le temps bourré que le narrateur vit énormément de choses, qu'il s'agisse de la réalité ou de fantasmes. Quand j'ai écrit ce roman, j'ai essayé d'être le plus original possible, mais j'avais quand même des modèles. Parmi ces modèles, il y avait Bukowski. Et le meilleur de Bukowski, selon moi, ce sont les Contes de la folie ordinaire. L'ébriété absolue, c'est ce qui permet au récit de partir dans le fantastique. C'était un paramètre indispensable pour mon roman.

Votre narrateur, comme les whisky qu'il boit, n'a pas de nom – enfin il a certainement un nom mais vous ne le donnez pas – était-ce pour en faire un être générique ou exemplaire – ce que Sartre appelle "un homme fait de tous les hommes" ? Et le whisky est-il selon vous l'alcool qui convenait le mieux à cette perspective ? – Cette question est un snob je vous l'accorde.

En effet, le narrateur n'a pas de nom. C'est un choix que j'ai fait. L'un de mes premiers coups de coeur littéraires, c'était Proust (je sais que ça peut surprendre). Et dans la Recherche, le narrateur non plus n'a pas de nom (il n'est mentionné qu'une seule fois, subrepticement). Je pense que c'est pour ça que j'ai fait ce choix.
Mais je crois aussi que j'avais pour objectif de "désingulariser" le narrateur, qui est d'emblée un marginal. Malgré tout, il me semble que c'est bien "un homme fait de tous les hommes", du moins à notre époque. Il est peut-être excessif, mais il faut voir honnêtement ce que les gens font dans leur intimité. Moi, je n'avais pas pour but de faire de la provocation, je voulais juste décrire l'homme contemporain tel qu'il est, avec toutes ses contradictions. D'ailleurs, je n'ai pas la prétention d'avoir réussi.
En tout cas, j'ai essayé de représenter l'époque du mieux que je pouvais. Je ne sais pas si le whisky est l'alcool qui correspond le mieux à cette représentation globale, je ne pense pas. Ce n'est pas tellement spontané de boire du whisky, ça correspond à une certaine démarche. Il faut reconnaître que les gens vont plus facilement vers le vin ou la bière. Le whisky, c'est un stade au-dessus, c'est pour entrer dans une dimension supérieure.
Dans mon livre, il ne s'agit jamais d'un whisky en particulier parce que de tout le roman, il n'est cité aucune marque existante. Ça aussi, c'était un choix. Au moment où je l'ai écrit, mon but, c'était que la fiction ait sa propre autonomie. Il ne fallait donc pas qu'elle soit "parasitée" par des marques de la réalité. J'ai tout transposé. Le Big Burger, par exemple, on peut facilement voir à quoi ça renvoie. Aussi, les marques d'alcools n'avaient pas tellement besoin d'être explicitées, surtout dans le cadre de l'alcoolémie extrême du personnage principal.

Le narrateur part en croisade contre tout ce qu'il associe – avec plus ou moins de clairvoyance – à la domination capitaliste. Se saouler au whisky revient-il à se tuer avec les armes de l'ennemi ? Le whisky est-il un loisir bourgeois ?

Le narrateur se tue avec les armes de l'ennemi, oui, tout à fait. Je trouvais ça intéressant qu'il crache sur un système qu'il engraisse constamment. Sauf à vivre dans la forêt, j'ai l'impression que tout le monde fait ça, plus ou moins.
Le whisky, un loisir bourgeois ? Ça dépend du whisky ! Le marché est si bien fait qu'il y en a pour toutes les classes sociales. Quand j'écrivais le livre, je vivais un petit peu en périphérie de Reims, et des fois, je me baladais dans la nuit. Devant certains immeubles HLM, il y avait des dizaines de bouteilles vides de Clan Clampbell, et je ne pense pas que c'était là l'oeuvre des "bourgeois". D'ailleurs, moi j'aime bien le Clan Campbell.

Page 188, le narrateur s'en prend violemment à un restaurateur chinois qui lui propose du whisky breton. C'est la mondialisation que vous dénoncez ou la propension des Bretons à produire des boissons régionales au nom d'une tradition suspecte ?

Je ne dénonce rien du tout. Enfin, pas consciemment. Je n'ai pas pour vocation à dire aux gens comment ils doivent se comporter. Je ne fais pas de "littérature engagée", car cela ne m'intéresse pas, c'est même l'opposé de ce qu'un "artiste" est censé faire selon moi, puisque l'art est par définition désintéressé. La vérité, c'est qu'au moment où j'écrivais ce passage, je buvais moi-même du whisky breton. Dans la mesure où le narrateur débarquait dans un restaurant chinois, je trouvais ça drôle. Après, toute interprétation est la bienvenue !
Et puis, la tradition bretonne, je trouve ça génial. Je n'achète que du Breizh Cola quand j'en trouve.

Enfin, quand votre personnage boit du "whisky 25 ans d'âge" avec des glaçons, c'est une façon de dénoncer le snobisme du "whisky branlette", des amateurs qui oublient que c'est avant tout de la gnôle ou est-ce au contraire pour souligner l'incurie de votre personnage ?

Quand j'écrivais le livre, je ne buvais que des whiskies atroces. Je n'avais pas l'argent pour acheter du 25 ans d'âge, c'était du pur fantasme ! Alors, forcément, je mettais des glaçons pour diluer le poison. Pour moi, ça n'avait rien de sacrilège. Aujourd'hui, quel que soit le flacon, je me refuse à mettre des glaçons, mais à l'époque, ça n'avait pas vraiment d'importance. C'est pour ça que le narrateur coupe son whisky dans le roman. Ça peut paraître "transgressif" avec le recul, parce que c'est du gâchis, mais moi, je n'avais même pas pensé à ça.
Il faut quand même dire que c'est dans son imagination que le narrateur agit ainsi, au moment où il découvre les caisses d'armes : il se voit millionnaire, avec des filles nues qui lui apportent une bouteille de luxe sur un plateau, des glaçons entre les seins. Tout de suite, le glaçon prend un peu plus d'intérêt !
Après, c'est vrai qu'il doit y avoir une forme de snobisme chez les amateurs de whisky. J'en ai même vu chez des amateurs de bière, alors c'est obligé ! Pour le whisky, je trouve que c'est déjà un peu plus "légitime". Moi-même, je suis scandalisé quand je vois des gens couper leur whisky avec du Coca. Serais-je aussi un snob ? Je pense que je suis plein de contradictions, comme le héros de mon roman.

Pour finir, une ou deux questions sérieuses. Quel est votre whisky favori ? Si vous deviez partir en cure de désintoxication avec un seul livre, lequel serait-ce ?

Je ne pense pas être un fin connaisseur de whiskies. Déjà, je préfère le bourbon. Jim Beam plutôt que Jack Daniel's. Ceci dit, je connais très bien les whiskies bas de gamme, car je les ai tous testés au moment où j'écrivais le bouquin. Je peux vous faire mon Top 3 des pires que j'ai goûtés : William Peel, Label 5 et Mac Powell. Mais il m'est quand même arrivé de boire du haut de gamme. Mes parents m'avaient rapporté de l'Edradour après un voyage en Écosse, j'avais apprécié. J'ai déjà goûté du Dalwhinnie aussi, c'était pas mal. Mais le top, c'était le whisky qu'ils servaient dans le bar au bas de chez moi, quand je suis arrivé à Paris. Le bar s'appelait Mon Chien Stupide, comme le livre de John Fante. Il a disparu maintenant. Et le whisky, c'était du Jura, excellent ! Des amis m'en avaient même offert une bouteille pour mes 24 ans. Disons que c'est celui-là, mon préféré.
Un livre pour m'accompagner dans ma cure ? Déjà, il faudrait qu'il soit très long, car il y a du boulot. Et puis, j'en choisirais un que je n'ai pas encore lu, histoire de ne pas me lasser trop vite. Mmh, disons Les Misérables. Qu'il reste quand même un peu de tempête sous mon crâne.

En vous remerciant...

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